Donner au plus grand nombre l’envie et les moyens
de s’approprier les démarches scientifiques

 

Intervention d’Olivier Las Vergnas[1],

Président du Cirasti, Mouvement français des exposciences
Premières Journées Hubert Curien (Nancy décembre 2005)

 

 

 

 

 

 

 

Les activités de découverte scientifique passionnent tous les jeunes à condition de créer les conditions d’émergence et d’expression de cette passion : appropriation, progression, échanges, aboutissement, valorisation. C’est un constat vieux comme la pédagogie : le développement de projets, pourvu qu’ils permettent des concrétisations gratifiantes, est un des meilleurs moyens de l’appropriation de savoirs. De tels projets offrent aussi l’opportunité de développer, à partir de résolutions de problèmes et de situation de communication, l’estime de soi, l’esprit critique et de multiples savoir être.

 

 

Partant de ce constat, le Cirasti[2] a été créé voici 20 ans par les mouvements nationaux d’éducation populaire motivés par le développement des activités de découverte scientifique : d’une part des mouvements généralistes, comme les Cemea, les deux fédérations nationales de MJC, les Francas, les Eclaireurs de France, la ligue de l’enseignement, la fédération Léo Lagrange, les foyers ruraux et d’autre part des associations spécialisées, comme planète- science, les petits débrouillards, l’association française d’astronomie...

 

 

1. Les exposciences : un cercle vertueux pour favoriser les projets de découverte scientifique

 

Concrètement, le Cirasti développe les « exposciences » où des centaines de jeunes présentent  pendant quelques jours entre 30 et 60 projets. Ce sont des collectifs territoriaux qui, dans vingt régions et dans plus de vingt départements, organisent ces exposciences : ils réunissent au total plus de trois cents représentants d'associations régionales, départementales et locales, de structures éducatives, de l'éducation nationale, des services déconcentrés de l‘Etat et de collectivités territoriales en lien avec des laboratoires de recherche et des entreprises. Depuis 1985, date de sa création, 399 exposciences régionales ou départementales ont été organisées, dans lesquelles 7850 équipes de jeunes ont présenté leurs projets scientifiques ou techniques. 360 projets de jeunes français ont par ce biais participé ensuite à l’une des 13 exposciences internationales coordonnées par le Milset, sans oublier les 65 équipes qui ont présenté leurs projets lors de 5 exposciences européennes.

 

 

 

Aujourd’hui ce concept d’exposciences est formalisé par une charte qui en précise les principes et les conditions de réussite, mais il fait aussi l’objet d’adaptations pour plus de proximité ou d’accessibilité. Ainsi depuis 1994, 602 projets de jeunes ont été présentés lors de 154 manifestations locales ou cantonales intitulées « Sciences Buissonnières » d’une ampleur plus limitée, mais plus souples à organiser que les manifestations régionales ou départementales ; autre adaptation, lancée après plusieurs publications de cédéroms récapitulatif des projets présentés dans certaines exposciences, 2006 verra, en Île de France, la première expérimentation d’une exposcience virtuelle qui proposera des présentations en ligne de leurs projets par les jeunes eux-mêmes.

 

Ces exposciences constituent le maillon clef d’un cercle vertueux qui favorise à la fois l’accomplissement et la démultiplication de ce type de projets : d’une part elles offrent aux équipes qui les développent un jalon important dans leur travail, leur permettant de mieux le structurer, d’en mieux gérer les échéances et surtout de préparer sa communication, d’autre part elles donnent à voir à de multiples publics (autres jeunes, parents, animateurs, relais d’opinion) l’intérêt et l’opportunité que peuvent représenter de tels projets de découverte scientifique.

 

Mais, bien sûr, un tel cercle vertueux ne va pas de soi et le Cirasti vient de se doter d’un observatoire pour en analyser l’efficacité au regard de quatre critères. Les deux premiers concernent la croissance du public touché : sont ainsi particulièrement observées la multiplication des projets d’une année sur l’autre et la capacité à dépasser la pure consanguinité qui caractériserait une exposcience visitée uniquement par les proches des jeunes exposants.

 

Les deux autres critères étudiés par l’observatoire concernent la nature des projets, à savoir leur cadre de réalisation (ratios entre les projets à support scolaire, périscolaire ou entièrement extrascolaire) et leur thématique. Sur ce dernier point, nous entendons particulièrement impulser le développement de projets d’inspiration technique, artistique ou vie quotidienne, projets qui permettent d’accueillir et de dynamiser des jeunes plus diversifiés que ceux directement ancré sur des disciplines et corpus scolaires. Une convention avec le Ministère de la culture[3] s’intéresse d’ailleurs au développement des projets d’inspiration culturelle (aux sens des beaux arts, du patrimoine et des autres pratiques qu’il désigne par « culturelles »).  Ce qui nous intéresse en la matière étant bien entendu de favoriser des projets correspondant à de réels centres d’intérêt ou de préoccupations des jeunes eux-mêmes, le moins possible téléguidés par des adultes. Enfin, afin d’estimer la représentativité de chaque exposcience, nous voudrions aussi à nous faire une idée du réservoir de projets potentiels sur un territoire que l’on pourrait voir à terme converger pour renforcer les manifestations existantes, mais la méthode d’évaluation reste là à inventer.

 

      

 

 

2. La science pour tous : une utopie réaliste pour l’éducation populaire ?

 

Au-delà d’être le mouvement français des exposciences, le Cirasti est aussi une plate-forme de réflexion, de formation et d’action pour l’éducation populaire. En témoigne le prochain événement que nous organisons, les « rencontres nationales de l’animation scientifique », sous titrées « la science pour tous, une utopie réaliste pour l’éducation populaire ? » en coproduction avec le collectif Centre et le Département Carrières sociales de l’IUT de Tours, les 26 et 27 janvier 2006[4].

 

Ce type de problématique est significatif des préoccupations des acteurs regroupés dans le Cirasti. En effet, si les mouvements d’éducation populaire s’intéressent à l’action culturelle « scientifique et technique », c’est dans le cadre de leurs valeurs d’émancipation, « d’empowerment », pour reprendre l’expression québécoise : donner l’envie et les moyens au plus large public de s’approprier des savoirs et méthodes scientifiques, de développer ses capacités à accroître et construire ses savoirs (individuellement et collectivement), de distinguer croyances, convictions et savoirs étayés et enfin de pouvoir mobiliser ses savoirs pour résoudre des problèmes, agir, prendre des décisions, échanger, dialoguer. Mais la difficulté d’une telle ambition ne la rend-elle pas illusoire ? Et d’ailleurs l’ensemble des acteurs partagent-ils tous cette utopie ? Autant d’interrogations que nous ne voulons pas éluder et qui justifient notre rôle de plate-forme de réflexion et d’échange.

 

Force est en effet de constater que l’action culturelle scientifique se situe à mi chemin entre une profession constituée et un éparpillement d’acteurs, devant, pour des raisons de survie économique, faire corps, ce qui impose une forme de consensus mou peu favorable à la clarification des spécificités d’objectifs. Or, si l’on analyse les discours, ceux-ci apparaissent largement différents, voire contradictoires ou tout au moins paradoxaux, caractérisés par une double opposition entre des valeurs de l’éducation populaire et des finalités antagonistes.

 

Ces deux paradoxes sont présentés sur la figure 1, dont le premier axe oppose réduction des inégalités et détection de l’élite scientifique, le second marquant, quant à lui, l’opposition entre le développement de l’esprit critique ou celui de la consommation des fruits du progrès. De plus, ces objectifs sont fortement sujet à des dérives susceptibles de produire des effets sociaux inverses à ceux souhaités, à savoir renforcer les inégalités d’accès aux savoirs, développer une consommation boulimique du progrès, comme le suggèrent les flèches de la figure. On en vient ainsi à se demander si au lieu d’intéresser le plus grand nombre, la plupart des acteurs ne se retrouverait pas condamner à surtout renforcer l’intérêt de ceux qui sont déjà intéressés.

 

 

 

Figure 1 : dérives d’objectifs pour des actions d’éducation populaire : la volonté d’un sponsor peut entraîner la dérive 1, le spectre de la clientèle effective d’une offre peut avoir pour effet la dérive 2, (source OLV).

 

 

La question du manque de goût du plus grand nombre est d’ailleurs souvent amalgamée avec celle –pourtant bien différente au plan social- de la formation des futurs spécialistes : à ce propos, les textes officiels et la plupart des acteurs se plaignent d’une présumée désaffection des études scientifiques, sans constater que celle-ci se révèle à l’examen n’être qu’un déplacement de flux, une part de plus en plus importante des bacheliers scientifiques préférant contourner les DEUG généralistes en empruntant des filières plus professionnalisantes, comme les DUT pour poursuivre ensuite vers les diplômes supérieurs dans une proportion constante depuis plus d’une décennie, comme l’indique la figure 2.

 

 

Figure 2 : Sachant que le nombre de Bac S reste constant, on vérifie ici que l’on ne constate pas de désaffection des études scientifiques, mais le fait que les étudiants préfèrent les DUT et classes préparatoires plutôt que les DEUG, (données RERS-MEN et Rapport Duverney).

 

 

Au vu de ces paradoxes, on comprend bien en quoi Il est crucial que les différences et divergences entre les acteurs soient mises au jour et discutées. On peut ainsi se demander s’ils ont tous la même représentation du « scientifique », de la « culture » ou de l’assemblage systématique du « scientifique et technique » ?

 

 

3. La science comme une question de perspectives

 

Autant d’ambiguïtés sur les objectifs viennent peut être de divergences sur la définition et la représentation de la science et de la scientificité. On pourrait ainsi penser que la la question de la démarcation entre science et non science départage les acteurs de l’action culturelle scientifique, Or, il n’es n’est rien, ceux-ci ne s’interrogeant qu’occasionnellement à ce propos, en l’occurrence sur la place que doivent occuper les sciences dites humaines -particulièrement celles qui le seraient trop- dans leurs pratiques.

 

A contrario, ils se différencient surtout par la « perspective » sous laquelle ils envisagent prioritairement l’activité scientifique, à savoir soit un corpus de savoir à apprendre (regard 1, celui des « disciplines scientifiques » porté par exemple par l’IGEN), soit des méthodes de résolution de problèmes utiles au quotidien et à l’émancipation individuelle (regard 2, celui de l’ « approche scientifique » porté par exemple par Planète sciences, dans une logique héritée des pédagogies constructivistes de Freinet) soit enfin un système socio-économique à contrôler (regard 3, celui du « processus techno scientifique » porté par exemple par la Fondation Sciences Citoyennes).


Figure 3 : Représentation des trois regards sur la science portés et véhiculés par différentes familles d’acteurs (des exemples d’acteurs étant donnés en jaune), source OLV

 

Ces deux dernières perspectives correspondent à deux projets d’émancipation, d’empowerment complémentaires mais bien distincts : l’un individuel et l’autre collectif. Le premier, celui du regard 2 (méthode, esprit scientifique) se propose de doter chaque personne de capacités et d’outils de réflexion et de résolution de ses propres problèmes. Il milite pour le développement de l’esprit critique et scientifique, permettant de distinguer croyances, convictions et savoirs étayés et de limiter l’effet d’arguments d’autorité infondés. Il se propose de donner des outils de construction critique de ses savoirs et de transformation de ses représentations. Le second, issu du regard 3 (processus technoscientifique à contrôler) vise surtout une transformation sociale globale.  Il s’agit de permettre la régulation et le contrôle par les citoyens du développement technoscientifique et de ses impacts sur les humains et leurs organisations socio-économiques.  Cette perspective est en fort développement aujourd’hui, s’inscrivant dans la volonté actuelle d'empêcher la croissance sans contrôle démocratique d’une « big science »[5].

 

Par opposition au point de vue scolaire et scolastique des corpus de sciences disciplinaires (regard 1 défini plus haut) ces deux autres regards (regards 2 et 3) peuvent donc bien être qualifiés d’émancipateurs, respectivement au niveau individuel ou au niveau sociétal. Or, on trouve peu d’acteurs hybridant ces deux perspectives qui, de fait, ont donné naissance à des programmes d’action et à des professions de foi presque entièrement séparées. Le regard 2 a donné naissance à des pratiques de tâtonnements expérimentaux (Petits débrouillards) ou de projets de découverte scientifique (Planète science) qui font le fondement des projets présentés dans les exposciences, tandis que le regard 3 a développé des pratiques du type ateliers délibératifs, conférences de consensus ou café scientifiques.

 

En la matière, la situation actuelle est évolutive et préoccupante : la question du contrôle démocratique des choix techno scientifiques et les discours concernant le « développement durable » propulsent sur le devant de la scène le regard 3 « la science sous une perspective de système socio-économique », le regard 1 « la science sous une perspective de corpus disciplinaires » restant quant à lui solidement dominant chez les acteurs de l’enseignement initial. 

Le regard 2 qui lui vise aussi à l’appropriation d’une  « approche scientifique » des questions individuelles et des problèmes quotidiens s’en retrouve relégué au second plan, y compris pour certaines organisations d’éducation populaire qui se tourne plus vers des formes de débats publics et moins vers des approches expérimentales concrètes : pour ces dernières, la nécessité démocratique d'une émancipation sociale globale[6] est tellement urgente, qu’elle ne saurait attendre le développement de l’esprit scientifique de chaque individu.  Mais peut-on envisager l’un sans l’autre ? L’empowerment de la société peut-il s’envisager sans celui des personnes qui la compose ?

 

De fait, on court aujourd’hui un grand risque à considérer ce regard 2 « la science sous une perspective de méthodes appropriables » comme n’ayant d’intérêt qu’au seul titre d’auxiliaire de l’école et du collège. En effet, s’il ne propose pas des situations concrètes de découverte des pratiques scientifiques phénoménologiques, le regard 3 en est réduit à des méthodes dogmatiques d’information et d’association des citoyens, même dans des ateliers délibératifs : faute d’ empowerment individuel, l’empowerment collectif est condamné à la démagogie.

 

 

4. En quoi la science en culture modifierait-elle la vie quotidienne ?

 

Loin de souhaiter l’instauration d’une « sous culture » scientifique séparée, les acteurs agissent en principe pour le développement de la part scientifique de la culture générale. Malgré cela le vocable "culture scientifique" s’est imposé en France provoquant de multiples ambiguïtés et effets pervers, comme des inversions de priorités. Apparaît ainsi souvent comme première urgence la volonté de mettre de la science dans l’action culturelle et les "pratiques culturelles instituées". Remettre de la science dans la culture générale, ne passe pas forcément en priorité par le théâtre scientifique et renvoie à la question clef: si les sciences étaient revenues « en culture générale », en quoi cela se verrait-il ? Dans une telle utopie, qu’envisage-t-on de plus que les formes simplistes de consommation de produits culturels (visite d’une exposition, lecture d’un livre) ou de « pratiques amateurs » ou autodidactes ?

 

Si « de la science » avait vraiment été « mise » dans la culture, cela pourrait vouloir dire discuter sciences au bistrot, prendre part -en citoyen intéressé à exercer son esprit critique au service de la démocratie- aux débats d’orientation scientifique mais aussi invoquer naturellement méthodes et outils scientifiques dans la résolution de problèmes quotidiens : choisir le meilleur isolant pour son grenier, peaufiner son vélo et changer les pignons du dérailleur, améliorer sa guitare, acoustique ou électronique, se débrouiller d’un thermo siphon, créer des œuvres scientifiquement (en jouant sur la profondeur de champ, sur la vitesse d’obturation… en mélangeant des couleurs, en synthétisant des rythmes, des accords nouveaux, en remixant du mp3), jouer scientifiquement (au Sodoku, au Rubik’s cube, au casino ou même en faisant des réussites, des mots fléchés avec son dictionnaire), se préoccuper du temps qu’il va faire scientifiquement (identifier les nuages, suivre le baromètre), jardiner… et construire un nichoir à oiseau, un cerf-volant,  un pendule pour le plafond de la chambre du petit…

 

Des dizaines d’heures de pratiques «cultivantes » en perspective. Et la prochaine grande marée pour aller aux crabes ? Et la prochaine pleine Lune ? Et le début du Ramadan ? La liste sera encore bien plus longue, si on ajoute un ordinateur et quelques périphériques dans le paysage. Il suffit d’aller faire un tour sur les forums des techno-bricoleurs ou des scientifiques amateurs pour en être submergé.

 

       

 

 

Et la situation des relations à la santé, des relations entre malades, « patients » pour reprendre l’expression traditionnelle, elle aussi condescendante sera sans doute bouleversée…  Dans l’utopie de la science remise en culture, la médecine le serait aussi. Ainsi, on pourrait s’auto médicamenter scientifiquement, faire du sport scientifiquement (en suivant ses pulsations, en adaptant un entraînement fractionné), se mettre au régime scientifiquement (en suivant des ratio protéines/glucides…), discuter médecine et pronostic avec son médecin ou celui de sa grand-mère. Bref, la  relation avec son médecin serait aussi équilibrée qu’avec son boulanger. Mais peut-on vraiment croire à un système de soins sans pouvoir, sans rapport de force ? A l’instar de l’instruction publique qui a pour cahier de charges implicite de fabriquer 25% de technoscientifiques et d’adapter les classes d’âges à la hiérarchie socio-économique du marché de l’emploi, la santé publique n’aurait-elle pas aussi un cahier des charges implicite visant à faire respecter avec humilité aux « patients » la fatalité  de la condition humaine, sauvant ceux qui peuvent l’être sans trop d’excès budgétaires.

 

 

5. La technique est bien autre chose qu’un appendice de la culture scientifique

 

Voilà qui conduit aussi à revisiter l’amalgame "scientifique et technique". En effet, bien que les acteurs qualifient ainsi la culture qu’ils appellent de leurs vœux, ils ne s’intéressent quasiment jamais à ce champ des pratiques techniques au sens classique du terme (des gestes techniques, comme ceux du potier, du jardinier, du cuisinier..), et la majorité d’entre eux semblent utiliser cette expression comme un synonyme de « technoscientifique » voulant ainsi rappeler qu’aujourd’hui la science n’est plus « pure » et n’est jamais autre que de la technoscience, non séparable de la dimension technologique, voire d’industrialisation.  Il en résulte de fait une confiscation de la « culture technique » et une négation des « pratiques techniques » au sens traditionnel du terme.

 

Toutes les pratiques techniques traditionnelles ne seraient-elles alors que de la technique profane, indigne d’intéresser la « culture scientifique et technique » distinguée ? Pourtant, à partir du moment où il y a modélisation, induction, déduction, observation, métrologie, ne s’agit il pas d’un levier pour une appropriation potentielle de pratiques scientifiques ? Et si mettre les sciences en culture commençait justement par regarder aussi ces pratiques avec bienveillance et à aider les pratiquants à renforcer la dimension scientifique de leurs méthodes de résolution de problèmes ou dans leurs loisirs ? Ecrire des programmes informatiques, développer un bout de site en Flash, un blogue, traiter ses rosiers, réparer sa tondeuse à gazon… Certaines pratiques techniques de nos concitoyens, celles qui confrontent à observer, modéliser, tirer des conclusions, ne pourraient-elles pas être considérées comme ces introuvables pratiques culturelles scientifiques, justement profanes ou amateurs ?  

 

6. Une transformation incontournable du système éducatif formel

 

Revenons à l’utopie -au sens de moteur de l’histoire- de la science pour tous. S’il s’agit de changer le statut et la représentation des savoirs scientifiques dans la culture générale de nos concitoyens, est-ce possible sans transformation radicale du système éducatif, en considérant qu’une telle évolution culturelle s’accomplirait dans le seul cadre de « temps libres » que chacun choisirait d’y consacrer ? Un tel objectif peut-il être assumé par les acteurs de l’éducation non formelle ou informelle seuls ? Sachant que l’enseignement échoue à donner le goût des sciences au plus grand nombre malgré plusieurs heures dédiées à leur étude chaque semaine, voilà qui parait bien présomptueux : de fait, le temps libre « consacré aux sciences » représente, toutes modalités comprises (lecture d’ouvrages ou de revues de vulgarisation, visite d’expositions ou de musées, télévision, pratiques amateurs…) un volume minime par rapport à celui de l’instruction scientifique initiale. La figure 4 montre que l’on peut estimer ce ratio à quelques pourcents : la confrontation avec les sciences doit se vivre ainsi pour la moyenne de la population vingt à quarante fois plus longtemps en situation scolaire qu’ailleurs, tous autres médias confondus.

 

Figure 4 : on peut estimer le volume annuel d’action culturelle scientifique relevant du « temps choisi » des français (4 lignes du haut) à quelques pourcents (2,5% ici) du volume total de l’enseignement scolaire et universitaire de sciences (4 lignes du bas), sources des estimations OLV

 

Le développement global de la part « scientifique » de la culture de chacun, impose donc indéniablement d’agir dans et avec le système éducatif formel, particulièrement dans le secondaire. La question est alors de savoir pourquoi cet enseignement des sciences n’arrive pas remplir son cahier des charges qui est, selon les instructions officielles, double : identifier et commencer à former la future élite technoscientifique dont notre société a besoin et rendre les sciences « goûteuses » pour tous les autres.

 

Or, la conclusion est simple : ce système est le principal responsable du manque de goût généralisé pour les sciences, justement parce qu’il n’arrive pas à tenir à la fois ces deux objectifs, pourtant bien identifiés mais trop diamétralement opposés : le premier, identifier et former les 9% de scientifiques et ingénieurs et les 15% de techniciens qui seront les cadres technoscientifiques induit l’existence d’un système de notation des performances qui se révèle vécu comme une obligation de renoncement aux sciences par ceux qui héritent des moins bonnes notes : « tu es mauvais en maths, en physique, mais tant pis, on en meure pas d’être nul en maths ou en physique ». On n’en meure pas, mais au lieu d’acquérir le goût des sciences, on risque surtout d’en acquérir le dégoût ; et de fait, c’est ce qui se passe pour une forte proportion des trois quarts d’une classe d’âge (voir figure 5) qui décrochent des sciences avant le Bac.

 

        

 

 

Figure 5 : 4 élèves sur 5 quittent les sciences avant le Bac S : la culture générale majoritaire est donc celles de ceux dont le secondaire n’a pas su développer le goût des sciences (données RERS-MEN).

 

Pourrait-on se donner les moyens de mettre en place un système pédagogique différentié (ce que l’on arrive à construire dans des classes uniques par exemple) qui permettrait de remplir simultanément les deux familles d’objectifs ? Cela revient à se demander si l’enseignement des sciences pourrait être globalement capable d’assumer un rôle de « culture pour tous ». Un éclairage très significatif est donné par un rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale[7] qui s’intéresse fin 2004 à l'enseignement en première L et ES, pourtant clairement orienté sur la "culture scientifique", n'arrive pas à se détacher d'une conception dogmatique classique de l'enseignement des sciences. « il faudrait pourtant que les enseignants prennent conscience que l’on peut prendre plus de temps pour la formation, la culture, le débat sans mettre en danger le résultat des épreuves. Au contraire, l’exercice de la réflexion permet une maturation plus efficace pour les élèves que cette recherche angoissée d’une exhaustivité qui prend comme référence idéale les contenus de la filière scientifique. (…) Mais c’est probablement en amont, dans les habitudes prises, qu’il faut rechercher et traiter les causes de cet échec : on n’assouplit pas d’un coup de baguette magique, dans une section spécifique, des regards qui mènent à confondre rigueur et rigidité, et à mépriser la science qui s’applique. La diversification pédagogique doit être mieux préparée en formation initiale. Cet enseignement montre aussi la difficulté qu’éprouve le système à mettre en oeuvre des objectifs dépassant l’élaboration de savoirs et de savoir-faire exclusivement disciplinaires. Ces classes ne sont d’ailleurs pas les seules concernées : plus largement, on peut se demander si les intentions culturelles explicites dans les programmes de première et de terminale sont prises en compte dans la formation, dans la mesure où elles ne passent pas au premier plan dans le cadre de l’évaluation. »

 

Ainsi donc, là où le cahier des charges privilégie sans ambiguïté la fonction culturelle et le « goût » du raisonnement scientifique, là où la fonction de formation des futurs scientifiques n’est pas à l’ordre du jour, l’enseignement scientifique n’arrive pas échapper à ses habitudes dogmatiques.

 

Comment alors imaginer dans les classes antérieures, aux cahiers des charges moins monolithiques l’introduction systématique de pédagogies différentiées ? Et bien sûr, il n’est pas socio économiquement envisageable d’inverser les priorités éducatives entre produire le bon nombre de futurs cadres technoscientifiques ou développer le goût pour les sciences des trois quart d’autres.  Moralité, l’action culturelle scientifique se trouve cantonnée à une fonction sociale corrective, alors même que ses objectifs et finalités déclarés restent beaucoup plus ambitieux « la science pour tous ! ».

 

A minima, on pourrait alors espérer que les mouvements d’éducation populaire s’affirment comme ceux qui veulent favoriser l’appropriation des méthodes et productions scientifiques par les 75% qui en sont privés par l’enseignement secondaire actuel. Mais comme seules les actions de proximité (type ateliers d’éducation populaire et projets d’expo sciences) transforment réellement l’intérêt pour les sciences et qu’elles sont exigeantes en investissement, leur généralisation massive dépasse pour l’instant les moyens de toutes les organisations qui se sentent concernées par un tel objectif. Les systèmes de démultiplication, malgré leur intérêt indéniable, comme les @teliers Ciel et Espace qui fournissent mensuellement des contenus téléchargeables ou les expositions à faible coûts accompagnées de ressources en ligne n’arrivent en fait qu’à de faible vitesses de dissémination[8].

 

A l’exception des actions locales à fort investissement de terrain, les offres, aussi ouvertes soit-elles (Fête de la science, Nuits des étoiles..) se révèlent à l’usage toucher surtout des niches de publics déjà intéressés : les audiences de ces opérations ne croissent d’ailleurs que peu ces dernières années[9].  Et les rares cas où la curiosité ou l’inquiétude du plus large public se mobilise (éclipse de 1999, explosion toulousaine d’AZF, maladie orpheline d’un proche, Rubik’s Cube…), l’intérêt ne se maintient pas au-delà de l’événement qui la déclenche, à l’exception notable de rares processus d’empowerment comme ceux des militants d’Aides, dont il est à remarquer qu’ils concernent des sous populations spécifiques et qu’il échappent en quasi-totalité aux acteurs traditionnels de la « culture scientifique ».

 

Ainsi, faute d’être autre chose que des politiques de l’offre, les actions destinées à la sensibilisation du plus grand nombre courent le risque de vite se métamorphoser en opérations de renforcement de l’intérêt de ceux déjà intéressés, ce qui finalement se révèlent accroître les inégalités sociales plutôt que les réduire : profitent majoritairement des offres culturelles que ceux qui y sont déjà sensibles. Force est d’ailleurs de constater que les relais d’opinion peuvent accroître ce risque : les dernières éditions des « Nuits des étoiles » ont plutôt présentées par les journalistes comme l’occasion pour les passionnés d’astronomie de se retrouver que comme une opportunité à saisir par tous. Quand on milite pour le loisir scientifique, le risque d’être présenté comme des doux dingues ou autres savants cosinus n’est jamais très loin.

 

 

7. Placer la formation de l’esprit scientifique de tous et la détection des talents au même niveau de priorité

 

La conclusion s’impose d’elle-même, elle est double : d’une part il faut cesser les amalgames trop flous et affirmer les objectifs concrets que l’on se fixe derrière l’intitulé ambigu de « culture scientifique et technique ». D’autre part, il faut poursuivre avec persévérance le développement d’outils propice à l’empowerment.

 

Sur le premier point, cela veut dire ne pas amalgamer et confondre, comme s’il pouvait s’agir de la même chose, la formation de l’esprit scientifique de tous et la détection des talents de la future élite technoscientifique. C’est au contraire l’assimilation de l’un à l’autre qui annihile la majeure partie de nos efforts. Une fois cette distinction faite, il faut affirmer l’un et l’autre aussi socialement prioritaire et  cesser d’être velléitaires en se noyant dans des paradoxes. Et il faut que les réseaux de l’éducation formelle et l’éducation populaire s’allient plus encore pour cette formation de l’esprit scientifique de tous. Si l’on sait clairement ce que l’on veut, ce n’est plus ensuite qu’une affaire de moyens, de pédagogies actives et autres médiations capables d’émanciper.

 

On en vient là au second point de cette conclusion : les outils à utiliser doivent être ceux de l’empowerment. Ils peuvent se définir par différence avec la vulgarisation dont la posture traditionnelle, comme son étymologie le laisse transparaître, est descendante, voire condescendante, infantilisant celui qui reçoit le message. Se positionner dans une logique d’émancipation impose, a contrario, de s’intéresser aux stratégies de médiation dont la maîtrise est assurée par celui qui veut savoir, où le  « sachant » ne fait plus les questions et les réponses reversant la logique de la vulgarisation au profit d’une logique ascendante.


Inventer des médiations ascendantes pour équilibrer le pouvoir du savoir par celui du contrôle de la médiation

 

Décréter la fin du pouvoir du savoir, même à si petite échelle, est en effet illusoire, mais il est possible de chercher à l’équilibrer par le pouvoir sur le contrôle du processus. En donnant au "profane" un tel contrôle de la démarche de médiation, on prolonge les bases  constructivistes des pédagogies actives. Cela conduit à refuser de définir le but de la médiation scientifique comme visant à "adapter les savoir pour les rendre accessibles" (définition de la vulgarisation par le Petit Robert) mais « plutôt à favoriser des pratiques autodidactes"[10].

 

Mais, au delà de ce séduisant point de vue de principe, comment identifier ou construire de telles médiations « ascendantes » ? Comme elles imposent une demande consciente de savoir pour en permettre l’appropriation, elles ne peuvent exister qu’en réponse à de la curiosité (c’est le champ traditionnel des loisirs scientifiques) ou à des préoccupations ou problèmes à résoudre (c’est celui, plus récent des cités de services ou boutiques de sciences, qui visent à aider à trouver des solutions ou des réponses, par des centres ressources ou des médiations type cités des métiers ou de la santé, forum ou chat technique ou santé sur le web).

 

La curiosité génère les situations constructivistes des projets du type de ceux des exposciences hérités de C. Freinet et de Claude Bernard. Les préoccupations individuelles génèrent des dispositifs d’empowerment ou d’écoute et conseil dérivés du concept des boutiques de science, mais orientées vers la réponse à l’individu, comme les cités des métiers ou de la santé[11].

 

Ainsi, la cité des métiers de Paris avec ses trois millions d’utilisateurs en 13 ans (sans oublier ses 17 petites sœurs essaimées du Brésil à l’Italie en passant par Belfort ou Barcelone), a fait ses preuves comme lieu d’écoute, de reformulation et d’appropriation d’information pour l’orientation, l’insertion et l’évolution professionnelle, mais joue aussi à plus long terme un rôle d’empowerment technique, par sa capacité à déclencher l’envie de formation, l’apprenance, soit formellement au travers de la mise en route de VAE, DIF et autres bilan de compétences, soit plus informellement par des évolutions qui empruntent les voies plus diffuses de l’éducation permanente informelle[12].  Quant à la Cité de la santé, elle est indubitablement efficace au niveau du « counseling » individuel et de la démonstration préventive pour les groupes scolaires ou adultes « cabossés » et appartient bien à ce courant d’empowerment qui vise à transformer le rapport de force dominant entre soignant et soigné, mais force est de constater  - au bout de quatre ans d’ouverture- que l’appropriation de ces nouveaux lieux demande beaucoup de temps[13].  Conscient qu’il ne sert à rien d’avoir raison trop tôt, nous n’avons pas encore osé en tester d’autres déclinaisons et nos rêves de cité du consommateur de technologie, cité de l’environnement, cité du bricolage… ne sont pour l’instant que des hypothèses sans échéance, sauf si nous osions les faire en ligne (tasanté.com et doctissimo.fr sont tellement plus dans l’air du temps et les nouvelles « pratiques culturelles » que notre physique Cité de la santé) ou les inscrire radicalement dans une économie mixte. Indéniablement, la Cité du jardinage existe… chez Truffaut et Jardiland, celle du bricoleur… au BHV ou chez Bricorama. 

 

Plus généralement, ces projets de plates-formes d’appropriation des savoirs explicitement affirmées comme de l’empowerment, revoient aussi à d’autres médiations qui s’affirment plus encore comme visant à renverser un rapport de domination. Dans ce registre, on trouve les pratiques d’associations comme AIDES ou d’acteurs sociaux comme  la Confédération paysanne. Mais, au-delà d’un empowerment collectif, peut-on toujours aussi y voir un empowerment de chaque individu ? Force est de constater malheureusement que les formes pédagogiques choisies peuvent malgré tout rester descendantes. Peut-être le développement viendra t-il alors des communautés des logiciels libres et autres encyclopédies autogérées, à la fois autodidactes et validées collectivement (comme Wikipédia, ou certains blogues interconnectés). C’est en effet dans ces creusets là que l’on entrevoit simultanément des dynamiques fertiles et un réel empowerment à la fois individuel et collectif, dignes descendants des logiques des échanges réciproques de savoirs ou autres « Study circles » développés largement en Suède[14]

 

Ainsi, les médiations ascendantes que constituent les exposciences, les cités des métiers ou de la santé  et autres boutiques de sciences nous montrent des premières voies. Reste à faire connaître et démultiplier largement ces pratiques… Certes, il en faudra du dévouement, de l’écoute et de l’imagination des formateurs et animateur, mais ce n’est pas cela qui manque. C’est surtout le cap qui doit être clairement fixé.

 

Et si ce cap, celui du développement de l’esprit scientifique pour tous, est réellement affirmé et qu’il est partagé par tous comme une priorité nationale et territoriale, y compris par les politiques et les relais d’opinion, les moyens financiers devraient aussi être plus faciles à trouver.

 

 

     

Les illustrations d’accompagnement sont toutes extraites de la banque d’image des exposciences du Cirasti. Droits réservés Cirasti.



[1] Cette intervention reprend en partie les argumentaires développés par l’auteur dans « la culture scientifique et technique comme idéologie », à paraître en 2006, disponible sur http://enviedesavoir.org

[2] Collectif inter associatif pour la réalisation d’activités scientifiques et techniques internationales, http://cirasti.org, Halle aux Cuirs, CSI 75930 Paris Cedex 19  tel : 01 40 05 81 14

[3] Au niveau national, le Cirasti bénéficie aussi d’un soutien des Ministères chargés de la Recherche et de la Jeunesse.

[4] Toutes les informations sur cette manifestation sont téléchargeables sur le site http://www.cirasti.org .

[5] Pour reprendre la terminologie introduite par Derek Price, dans son célèbre « Little science, big science », Derek de Solla Price, Columbia University Press, New York, 1963

[6] Dans l’esprit défendu par Jurgend Habermas par exemple dans « la technique et la science comme idéologie », Surkampf Verlag, Frankfurt, 1968 et Gallimard, 1973 pour la traduction française.

[7] « Place de l’enseignement des sciences de la vie et de la Terre dans l’acquisition d’une culture scientifique par les élèves des 1ères L et ES » disponible sur

 ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igen/rapports/rapport_svt.pdf

[8] Voir par exemple les outils diffusés par l’Association française d’astronomie sur http://www.cieletespace.fr

[9] Les « Nuits des étoiles » ont tout de même produit un effet très notable de multiplication sur le paysage des clubs et associations d’astronomie comme en témoigne sur la période 1994-2004 l’inventaire établi par E. Piednoël de l’Afa pour le Ministère de la Recherche (document à paraître en 2006)

[10] Voir « jeux d’acteurs au pays de la culture scientifique », O. Las Vergnas, in « Science en Bibliothèque », ouv. coll. sous la dir. de F. Agostini, Paris ECL, 1994

[11] Voir O. Las Vergnas, « De la Cité des métiers et de la santé à l’empowerment », in n°spécial « 75 ans de l’Inetop »,  revue « L’orientation scolaire et professionnelle », Paris Inetop 2005

[12] La légitimité des Cités des métiers dans « l’action culturelle scientifique et technique » ne devrait pas venir d’une capacité à faire passerelle à court terme vers des expositions scientifiques (le soir où on est venu chercher une info), mais surtout d’un rôle à plus long terme de mise en mouvement vers une évolution professionnelle, vers un accroissement de la technicité et des compétences professionnelles (lorsque dans le cadre de son parcours de VAE ou de création d’entreprise, quelques mois plus tard, on apprendra à dépanner un chauffe eau solaire ou à utiliser la norme ISO 14000).

[13] De fait, elle a fortement contribué à l’émergence du concept de Maison des usagers des hôpitaux  (comme à Saint Anne à Paris) et autres espaces culture santé dans des caisses d’assurance maladie (comme dans les Hauts de Seine).

[14] cf projet SCATE (Study Circles, A tool for Empowerment) voir sur www.scate.info