La communication scientifique
a-t-elle ses spécificités ?

 

 

par Olivier Las Vergnas

Docteur de l'Université Pierre et Marie Curie

Chef du projet la Cité, les métiers et la vie professionnelle

Cité des Sciences et de l'Industrie - La Villette

 

(novembre 1991, à paraître dans Humanisme et Entreprise)

 

 

Notre fin de siècle est marquée par un développement spectaculaire de la communication d'informations scientifiques, techniques et industrielles (STI) : spectaculaire d'une part parce que notre environnement technique quotidien devient de plus en plus rapidement complexe et d'autre part parce que la quasi-totalité des professionnels de la communication -quel que soit leur cadre d'exercice- se trouvent confrontés à la nécessité de faire circuler ou d'animer des informations STI.

 

Dans les pages qui suivent, nous allons tenter dans un premier temps de préciser la nature de ces besoins d'informations STI et les caractéristiques des interlocuteurs concernés ; à partir de ces deux éléments, nous essayerons de déterminer quelles sont les spécificités[1] des communications STI pour en déduire des moyens d'améliorer l'efficacité de ces communications .

 

 

UN DEVELOPPEMENT DOUBLEMENT SPECTACULAIRE

 

notre environnement technique quotidien devient de plus en plus rapidement complexe

 

Matériaux et mécanismes, procès et machines subissent révolution sur révolution. Ces éléments qui faisaient partie intégrante de la culture de base de nos grand-parents -de leurs leçons de choses-, bougent tellement vite que nous ne savons même plus si essayer de les comprendre se justifie. Avant que nous nous ne soyons familiarisés avec eux, ils risquent d'être déjà devenus obsolètes.

 

 

En premier lieu, les dispositifs techniques que nous manipulons deviennent de plus en plus opaques et les matériaux de plus en plus spécialisés et surprenants. Les mécanismes de notre quotidien, commandés autrefois par des bras de levier pleins de bonne graisse rose et accessible à la compréhension directe, se manipulent aujourd'hui par des chaînes liant des tableaux de boutons pression à des moteurs pas à pas. La lecture de liasses de "fonctions de transfert" d'une "boite noire" s'est peu à peu substituée à l'observation d'un mécanisme de chaînes et de courroies. Nos machines à laver ont toujours des tambours, mais de moins en moins identifiables, cachés par de plus en plus d'électronique. Les machines à écrire sont d'abord devenues électriques avant de disparaître finalement devant le raz de marée des traitements de texte.

 

Des matériaux classiques, dont les propriétés nous étaient familières, ont cédé la place à des nouveaux composés (plastiques, composites, synthétiques), plus spécialisés, moins reconnaissables et plus éphémères, car remplacés très fréquemment, au rythme des progrès de la chimie : la fonte, le carton, la colle blanche, le coton ou la terre cuite disparaissent au profit de matériaux tous les jours différents. Ceux qui ne savaient pas que le disque microsillon était en vinyle doivent plutôt se demander en quelle matière est fait le compact-disc gravé au laser.

 

Plus globalement, les transformations des procès et des machines, aussi bien dans la production, la distribution et le tertiaire bouleversent la définition des tâches des salariés :  le taylorisme sur les chaînes du début du siècle donnait à chacun une tâche certes peu valorisante et rapidement cadencée, mais facilement transférable par l'encadrement ; l'automatisation de la production modifie déjà très largement cette situation : des missions nouvelles de contrôle et de commande sont fixées à des salariés qui deviennent des conducteurs de machines à commande numérique. Ceci sous entend une maîtrise du procès et une analyse de la qualité de la production bien différente de celle du début du siècle pour pouvoir exploiter ces nouvelles capacités d'intervention. Il en faut aussi pour répondre aux légitimes inquiétudes des partenaires sociaux liées à la transformation  des politiques de ressources humaines associée à ces nouveaux outils.

 

La création puis la diffusion de nouveaux outils de traitement de l'information transforme en profondeur les schémas d'organisation du secteur tertiaire. De la télématique à la micro-édition, en passant par la "monétique", les générations de matériels, de logiciels et de concepts se succèdent à un rythme rapide. Les langages informatiques évolués ont été conçus pour permettre d'utiliser massivement et de manipuler des traitements abstraits : Macro-commandes pour tableurs, règles utilisées par des systèmes experts, propriétés héritées dans des langages orientés objets, scénarios ou piles de cartes dans Hypercard ou hypermedia équivalents sont autant d'outils subtils tapis -plus ou moins profondément- derrière les écrans de nos bureaux.

 

 

L'organisation et les pratiques de la consommation sont également transformées par l'apparition de nouveaux types de produits et par une transformation des systèmes de réponse à la concurrence. Ainsi, les produits mis sur les marchés de la consommation deviennent de plus en  plus pointus tant en cible qu'en performance afin de les rendre plus efficaces en terme de marketing. Par voie de conséquence, ces produits deviennent aussi plus difficile à expliquer rapidement et à vendre : faire comprendre des caractéristiques techniques et leur signification constitue les nouveaux paris des commerciaux.

 

De plus en plus, la production et la distribution doivent être "optimisées" : La généralisation de l'analyse de la valeur, du marketing et des organisations centrées sur la qualité témoignent de cette rationalisation. Les stratégies d'optimisation sont devenues les outils principaux de décision. Par elles, on va diminuer les coûts, optimiser les procès, réduire les déperditions d'énergie, adapter la durée de vie des produits, spécialiser l'usage. La concurrence se construit plus que jamais autour du concept de "performance". Construire ou utiliser à bon escient les concepts et les indicateurs qui permettent ces mesures de performance constitue pour tous les décideurs et les salariés concernés un préalable incontournable à la réussite de leurs objectifs.

 

De nouvelles préoccupations sociales apparaissent aussi, légitimes ou orchestrées. De plus en plus, des thèmes scientifiques, techniques ou industriels s'intègrent dans nos "questions vives", soit par leur impact direct sur la vie de chacun, soit par leur utilisation dans les mass-media.

 

Certains aspects du progrès fournissent de bons sujets qui, enrobés de peur, d'envie, de rêve ou de sacré, fournissent de la matière à tenir en haleine. Ainsi voit-on l'utilisation de problèmes de l'éthique scientifique (santé, génétique, développement technique, économique et sanitaire des pays les moins développés, nouvelles communications, vraies et fausses sciences) voire quelquefois de certaines recherches qui font rêver (conquête de l'espace, des grandes profondeurs, archéologie, nouvelles techniques automobile ou aéronautique), comme objets de fantasmes ou de provocations. N'oublions pas qu'une des fonctions principales des mass-media est de produire du sensationnel.

 

 

Ce que nous venons de décrire n'est bien sûr rien d'autre que les conséquences du progrès technique. D'aucuns pourraient faire justement faire observer que de tout temps, l'homme a inventé, créé et utilisé ses créations. Il en découle une question légitime : en quoi notre époque est-elle particulière ?

 

La caractéristique principale de notre époque réside sans doute dans l'accélération du progrès technique ou plus exactement dans le franchissement d'un seuil critique. La vitesse de transformation est aujourd'hui devenue plus rapide que nos capacités d'assimilation individuelle. Jamais avant notre époque les transformations techniques n'ont été globalement plus vite que les capacités techniques de la communication. Auparavant, les facteurs limitants étaient plus intellectuels, politiques, économiques, ou sociaux.

 

 

 

la quasi-totalité des professionnels de la communication -quel que soit leur cadre d'exercice- se trouvent confrontés à la nécessité de faire circuler ou d'animer des informations STI.

 

Face à ces constats, nul n'ose nier aujourd'hui l'importance de la communication des informations scientifiques et techniques. Aussi bien au niveau de l'individu, qu'au niveau des entreprises ou de toute collectivité, la confrontation peut être quasi-quotidienne avec ces machines, ces systèmes ou ces concepts qui imposent -pour être dans le coup- une actualisation permanente des connaissances ou des savoir-faire scientifiques et techniques.

 

Au niveau de l'individu, il peut s'agir de débloquer l'imprimante de son traitement de texte, comme il peut s'agir de choisir le bon carburant sans plomb pour une voiture de location ou de réserver un billet d'avion par minitel. Il peut s'agir aussi de répondre à ses enfants à propos de la voie lactée, ou de décrypter un article d'un quotidien sur les dangers ou prétendus dangers des fours à micro-ondes. Nul ne peut ignorer les conséquences des mutations industrielles sur l'organisation du travail et sur l'emploi ; chacun est amené à s'interroger sur l'orientation de ses enfants, les filières de formation et les nouveaux métiers.

 

 

Du point de vue de l'entreprise, chaque dirigeant, chaque technicien mesure bien l'importance cruciale qui s'attache aux informations scientifiques, techniques et industrielles. La nécessité de la veille technologique n'est plus discutée : qui prendrait à l'heure actuelle sciemment le risque de ne pas se tenir au courant des évolutions à long, moyen ou court terme (offre, demande explicite ou non, savoir faire, matériaux) ou de ne pas valoriser le produit de ses investissements ?

 

Ainsi, à l'interne des entreprises, cercles de qualité, comités de veille, politiques culturelles ou actions de formation spécialisées modifient les rapports de nombreux salariés avec l'information STI. A l'externe, la politique de communication technique avec les sous-traitants, les laboratoires, les distributeurs et les consommateurs se transforme considérablement, ayant de plus en plus à délivrer des messages complexes. Les services de communication interne et externe et leurs sous-traitants habituels ont ainsi développé des compétences autour de la rédaction des documents techniques, de la formation des vendeurs, du contrôle de la qualité et de l'information de consommateurs. Des comités de veille technologique sollicitent de manière nouvelle les services documentaires et leurs réseaux de bases de données qui élaborent en retour un service plus serré de diffusion de l'information et de recueil des besoins.

 

 

L'état et les collectivités territoriales, quelle que soit leur dimension, se trouvent obligés d'envisager l'avenir et leur développement en terme du flux de compétences STI des populations, vu la croissance des besoins en personnels qualifiés, polyvalents, intelligents vis à vis des machines, des programmes, des systèmes dans lesquels ils travaillent et travailleront.

 

C'est pourquoi ces collectivités mettent en place des politiques d'information scientifique et technique dans le but de favoriser le développement des ressources humaines sur leur territoire. Ces politiques se concrétisent non seulement dans la mise en place d'équipements culturels et de centres de formation, mais encore dans la création d'agences spécialisées, la mise en réseau des différents partenaires et l'organisation de colloques, de forums et de symposiums pour lesquels les nouveaux médias sont largement mobilisés.

 

En effet, outre les stratégies éducatives (carte scolaire) et de formation (schémas régionaux de la formation professionnelle), ce sont les stratégies informatives et culturelles, en particulier scientifiques et techniques,  qui  déterminent chez les habitants la capacité d'adaptation et la mobilité spatiale et professionnelle, points essentiels du  développement territorial.

 

La généralisation des "technopoles" témoigne bien de l'importance d'une image STI pour ces collectivités. La plupart des grandes villes et territoires européens sont entrés dans une course dont le but est l'implantation et le développement d'entreprises de pointe et dont un des instruments est l'information STI.

 

Dans le même sens, les agences scientifiques -gouvernementales ou non- se multiplient. Le volume des échanges d'informations techniques impulsés par celles-ci augmente très rapidement et la nature de ces échanges se modifie car leur technicité ne cesse de croître. En effet, qu'il s'agisse d'impulser l'innovation et la recherche, de mettre à disposition des données techniques, d'animer des échanges internationaux -commerciaux ou non-, de concerter des partenaires de l'aménagement des territoires ou de structurer des plans de financements, l'efficacité des interventions de ces agences vient de leurs capacités à analyser et à traduire des informations STI.

 

 

 

UNE MULTIPLICITE DE REPONSES

 

Pour répondre à ces besoins d'information STI, se mettent progressivement en place des structures et des réseaux qui créent des opérations et des produits nouveaux venant compléter la gamme classique des outils d'information. L'ouverture en 1986 de la Cité des Sciences et de l'Industrie à La Villette en porte bien témoignage.

 

Les établissements culturels et éducatifs s'ouvrent par leurs discours et par leurs actions à la "mise en culture des sciences" [2]. En parallèle, les équipements classiques d'information (centres de documentation, bibliothèques), de protection des inventions (services des brevets), les structures de diffusion (presse générale ou presses spécialisées) se voient confrontés à de nouvelles missions. Ils se trouvent chargés de traduire et d'inciter à l'appropriation de contenus STI. Ils deviennent "médiateurs" STI.

 

Il en va de même pour la plupart des lieux d'échanges professionnels (chambres de commerce, chambres consulaires) qui remplissent de nouvelles missions d'animation de l'information. Il peut s'agir de la mise en place ou du suivi de systèmes de transfert de technologie, ou de bases de données spécialisées dans des domaines techniques, économiques ou juridiques.

 

De nouveaux savoir-faire sont apparus et apparaissent ainsi, définissant progressivement une nouvelle ingénierie de l'information STI. Elle se situe aux frontières de champs professionnels bien définis comme l'enseignement et la formation, la documentation, l'animation socio-culturelle, la rédaction et le journalisme technique et la fonction commerciale. Elle correspond au fait que "Communiquer des informations Scientifiques, Techniques ou Industrielles", "mettre en culture les sciences", "réconcilier les hommes et les femmes avec les sciences et les techniques", constitue autant d'objectifs que des politiques, des commerciaux, des enseignants, des chercheurs, des pédagogues ou des professionnels de l'information, de la documentation ou de la culture déclarent prioritaires aujourd'hui dans nos pays développés. Maintenant, il reste à remplir ces objectifs prioritaires.

 

 

Cette nécessité de faire circuler et d'animer les informations STI aboutit à la mise en place de multiples produits, structures et actions, comme des groupes de travail, des expositions, des publications, des journées d'animation et autres actions de formation qui sont programmées par de nombreuses structures plus ou moins spécialisées.

 

Les professionnels qui les mettent en oeuvre sont d'origines très diverses. Selon les corporations auxquelles ils se rattachent, ils qualifient leurs activités de manière différentes : vulgarisation, communication, action culturelle, animation, formation ... mais ils sont pratiquement toujours confrontés aux mêmes types de difficultés.

 

 

 

LES DIFFICULTES DE LA COMMUNICATION STI

 

Les communications STI dans notre contexte social et technique sont perturbées par des difficultés de trois origines.

 

La première origine concerne directement les mécanismes de la communication STI. La communication STI peut s'analyser comme tout autre processus de communication ; mais le fait qu'elle concerne des contenus scientifiques et techniques amplifie les problèmes en raison de la complexité des concepts, des techniques et des méthodes qu'ils utilisent. Les arguments d'autorité prennent une importance cruciale, et les possibilités de contrôle de la qualité du sens transmis deviennent très réduites.

 

La deuxième origine provient bien sûr de l'évolution technique des médias. Les outils traditionnels de la communication (livres et périodiques, exposés ou documentaires par exemple) se transforment et de nouveaux produits, de nouvelles opérations voient le jour, en particulier dans le domaine de la communication technique. Aussi la confusion traditionnelle entre le média et le message brouille-t-elle les analyses des professionnels qui utilisent ces nouveaux outils. Souvent des agences spécialisées sur les nouveaux médias (audio-visuel interactif, base de données télématique, programme câblé, bulletin traité en local en Publication Assistée par Ordinateur) sont prises pour des spécialistes de la conception du message .

 

Enfin, le contexte social contribue à obscurcir ce type de communication. De nouveaux thèmes, de nouveaux discours et de nouveaux partenaires apparaissent, qui interviennent dans la définition des stratégies d'information STI. De nouveaux "idéologues" de la science et du progrès technique mettent en place des outils de communication, à l'interface de différentes logiques (culturelles, professionnelles, éducatives, politiques). Faut-il faire de la science une nouvelle religion en lui batissant des temples de verre et d'acier ? Y a-t-il une alternative ?  Beaucoup réclament un magazine scientifique régulier à la TV ; mais la bonne question n'est-elle pas plutôt de savoir quel type de magazine ? De telles questions nécessitent de prendre un recul important pour s'accorder sur des objectifs, comprendre les diverses motivations et déterminer les marges de manoeuvres.

 

 

 

LA CARACTERISATION DES COMMUNICATIONS STI

 

 

Face à ces difficultés, a-t-on besoin de réponses spécifiques à la communication STI ou peut-on faire confiance aux méthodes et aux outils traditionnels de la communication en pensant qu'ils doivent fonctionner aussi bien pour la communication STI ?

 

Pour répondre à cette question, revenons particulièrement sur ces mécanismes des communications STI. Ces communications STI appartiennent à cette famille de communication où la complexité du message génère un "bruit" propre, c'est à dire presque systématiquement quel que soit l'environnement. Or, dans ces communications que l'on peut qualifier de communication à "message intrinsèquement complexe", de nombreux obstacles apparaissent, trouvant leurs origines dans l'opacité des contenus à médiatiser.

 

Avant tout, le message à véhiculer n'est pas directement assimilable ; on peut dire qu'il produit un "bruit propre", et ce pour deux raisons.

 

D'une part, le message se formule par l'usage d'un grand nombre de concepts intermédiaires -exprimés en général dans un vocabulaire spécialisé-, qui sont autant de sources de difficultés sémantiques et de confusions. Il en résulte souvent que le récepteur confond une explication intermédiaire avec l'objet ultime de la communication (les chromosomes ne "sont" pas les manipulations génétiques, l'effet Doppler n'est pas l'expansion de l'Univers).

 

 

D'autre part, l'explication s'appuie dans sa formulation même sur des schémas dont l'organisation n'est pas forcement maîtrisée par les récepteurs ou ne coïncide pas avec leurs structures mentales. C'est évidemment le cas du formalisme mathématique lorsqu'il apparait dans une explication (c'est le cas de toutes les démonstrations quantitatives : par exemple "exponentiel" n'est pas "proportionnel", ou un abattement de 10 % suivi d'un autre de 20 % ne correspondent pas à un abattement de 30 %), mais c'est aussi le cas de tout autre type de formalisme ou de raisonnement trop élaboré. Ceci se solde en général par l'impossibilité pour le récepteur de prendre en compte le raisonnement dans son ensemble.

 

De plus ces phénomènes de confusion ou de rejet sont difficilement décelables par l'émetteur, même s'il a la chance d'être présent (dans une conférence publique, un débat ou un cours par exemple). La communication STI se poursuit en général en se transformant en un simulacre, car le récepteur (phénomène bien connu des élèves "peu doués"), culpabilisé, essaye de raccrocher sans oser ou pouvoir intervenir.

 

 

Une deuxième famille d'obstacles provient de la difficulté à formuler à l'avance le besoin exact d'information à véhiculer. En effet, dans la plupart des cas, en raison de l'opacité des contenus, les récepteurs se trouvent dans l'incapacité d'exprimer ce qu'ils veulent ou doivent savoir, et symétriquement les émetteurs sont amenés à déterminer unilatéralement les modèles et les messages qu'ils proposent.

 

Il peut également arriver que les commanditaires de la communication STI eux-mêmes ne soient pas en maîtrise suffisante du contenu STI pour en définir clairement les finalités ("faisons appel à Monsieur X. Lui qui s'y connaît, il saura bien quoi leur expliquer"). Comme nous l'avons dit plus haut, ces difficultés sont largement amplifiées dans le cas de la communication culturelle STI (la vulgarisation, par exemple), par l'impossibilité dans laquelle on se trouve de définir l'usage qui sera fait de l'information.

 

 

Une mauvaise maîtrise par le médiateur des conditions de la communication risque d'entraîner la transmission d'un "leurre", qui ne soit ni le message qu'espérait faire passer l'émetteur, ni celui qu'espérait recevoir le récepteur. Plus graves encore, par ce que moins faciles à débusquer, sont les cas où l'explication mise en place par l'émetteur (souvent de nature analogique) ne peut atteindre l'objectif qui lui est fixé, par exemple par méconnaissance des conditions de la réception.

 

Le récepteur construit toujours un sens, même s'il n'est pas celui voulu par l'émetteur, même si sa représentation n'est pas opératoire pour lui permettre le comportement souhaité. Il le fait en partant de pré-notions et de représentations préexistantes qui sont à la fois les pièces qu'il utilisera pour construire le sens et le cadre dans lequel le tout s'emboîte.. L'émetteur ne construit pas une image ex nihilo dans la tête du récepteur ; Il n'occupe pas un espace libre dans le savoir ou les savoir-faire du récepteur, mais il doit permettre la création d'un sens opératoire à partir de l'existant ; il s'agit de donner des instructions pour assembler des pièces de puzzle pré-existantes, sur une image en partie construite, dont il faut souvent défaire des éléments en même temps que l'on construit, le tout en double aveugle [3].

 

 

Une part importante des échecs constatés dans les communications à message complexe vient de ces deux états de fait : une communication à message complexe qui fonctionne mal n'est pas neutre, elle est négative car elle produit un sens inopérant ; une communication à message complexe construit un sens à partir de pièces que possède le récepteur, même si ces pièces sont défectueuses.

 

 

Il en résulte que la mise en place d'une bonne communication à message complexe doit partir d'une analyse des motivations des divers interlocuteurs, des représentations et pré-notions préexistantes, et des réservoirs de savoirs. Ce travail doit s'effectuer afin de déterminer des objectifs précis à la communication ainsi que des moyens d'en évaluer la réalisation.

 

En effet, toute communication est un carrefour de logiques (logique du corpus-objet de la communication-, logique du médiateur, logique du média, logique du public récepteur, logique de l'usage attendu). C'est de la confrontation de ces logiques que l'on fait naître dans un premier temps a priori le message à faire passer, puis en temps réel et a posteriori les sens construits par les interlocuteurs. Dans le cas de la communication STI habituelle -la vulgarisation non dramatisée- si le public et l'usage qu'il fera de l'information reste inconnu, le message transmis sera centré sur la logique du médiateur, du média ou du savoir-savant.

 

Dans ces cas, il ne peut donc généralement pas y avoir de "contrat" de vulgarisation, et donc pas de moyens de mesurer la qualité de cette communication. Il en résulte que la vulgarisation est souvent une communication à faible feed-back ; Dans la plupart des cas, le public, même s'il est présent face au vulgarisateur (conférences ou débats), ne peut intervenir que sur le plan de la compréhension ponctuelle, et non pas de l'objectif. Peu courantes sont en effet les situations de vulgarisation où le public peut dire quelque chose comme "j'en suis là par rapport à ce que j'ai à comprendre".

 

 

 

QUATRE REGLES POUR LA COMMUNICATION A MESSAGE COMPLEXE

 

 

Si l'on veut vraiment assurer de manière opératoire la communication d'un message complexe, pour éviter ces effets pervers, il faut respecter les quatre règles suivantes :

 

 

La première règle :
il faut exprimer l'usage attendu du savoir

 

Il faut pour assurer un bon fonctionnement d'une communication à message complexe en définir exactement la finalité. Il n'est pas opératoire de considérer ce type de communication sans en préciser non seulement le message mais aussi l'usage qui doit en être fait. Il faut en quelque sorte une définition fonctionnelle du message. En effet, énoncer "il faudra lui faire savoir cela" ne suffit pas comme niveau de précision, il est nécessaire d'ajouter "avec ce savoir, ils devront être à même de ...". C'est le seul moyen de pouvoir mesurer la qualité de la communication à message complexe.

 

Il faut être rigoureux dans cette analyse, pour séparer le message qui doit être réellement transmis, d'autres missions qui pourraient être conférées à la communication à message complexe (comme par exemple : exercice d'un rapport de pouvoir par argument d'autorité, création ou transformation d'image en image de "rigueur" ou de confiance).

 

 

La deuxième règle :
il faut que l'émetteur et le récepteur soient moteurs

 

 

Il ne peut y avoir de communication à message complexe sans implication du récepteur et de l'émetteur. La construction d'un sens est un processus actif qui doit être géré aussi bien du côté de l'émission que de la réception. Il en découle la nécessité d'une "implication" avec, autant que faire se peut, un accord sur les finalités (l'usage attendu du message une fois transmis) ou sur la façon d'exprimer la qualité de la communication ; du côté de l'émetteur, la formulation explicite des intérêts réels de la communication limite bon nombre d'arguments d'autorité.

 

 

La troisième règle :
Il faut construire les messages et les tactiques de communication en s'appuyant sur les représentations, les logiques, les images et le vocabulaire des récepteurs

 

Cette règle sous-entend qu'il faut identifier ce qui détermine la complexité de la communication en jeu : resituer les sources de "bruit propre" et les rapports signal sur bruit : concepts nouveaux, représentations, pré-jugés, arborescence, vocabulaires, images et analogies, car les seuls ancrages, substrats et outils utilisables sont ceux qui caractérisent les récepteurs.

 

 

La quatrième règle
il faut construire la stratégie de communication comme un enchaînement d'étapes raisonnables, reliées par des occasions de confirmation, d'application, voire de reformulation

 

Respecter cette règle revient à suivre un des grand précepte de la didactique : maintenir 80% de redondance et n'introduire les éléments nouveaux que progressivement, en donnant les moyens aux récepteurs de contrôler leur progression et leur maîtrise progressive du message.

 

 

Ces règles ne sont pas réellement spécifiques aux situations de communication à message complexe. Elles peuvent s'appliquer dans la plupart des situations de communication permettant d'en améliorer l'efficacité, mais elles sont un luxe. Ce qui est caractéristique, c'est qu'elles deviennent d'autant plus utiles que le message est complexe.

 

 

EN GUIDE DE CONCLUSION

 

Les règles que nous avons décrites sont en fait très limitées dans leur efficacité. Ainsi, elles ne permettent pas directement de répondre aux problèmes de la sensibilisation STI. Elles partent de la motivation du récepteur et sont utiles pour assurer la qualité d'une réponse à une question que ce dernier a déjà formulée.

 

La sensibilisation STI pose des problèmes d'une autre dimension : comment rendre moteur le récepteur, pour qu'il s'implique à construire un sens sur un sujet qui ne l'intéressait pas a priori ?

 

Sans doute les réponses à cette question sont peu nombreuses. On peut prouver au récepteur que le message en lui-même est passionnant (par une sorte de dramatisation de la science et de la technique[4]) et que sa compréhension lui procurera du plaisir ; on peut lui prouver qu'il est utile pour lui qu'il comprenne (par une sorte de contractualisation).

 

Cette question de la sensibilisation est une question clé. En effet, compte tenu de l'accélération des évolutions technologiques, il est clair qu'il faut dépasser le niveau des questions déjà formulées. L'information sur les technologies d'un moment n'est pas tout. Placo-platre, RMN, hypercard, vitro-céramique et écran VGA, seront vite aussi obsolètes que le cataplasme à la moutarde, la galène, l'arc chantant et le FORTRAN IV.

 

Il faut espérer que les appareils de formation et de culture vont arriver à sensibiliser aux mécanismes de l'évolution technique elle-même. Les savoir faire clé dans ce domaine sont ceux qui rendent capable de lire une notice technique, de trouver l'information à son niveau, de poser la bonne question sur les performances d'une machine, de traduire en quoi un nouveau produit apporte un plus.

 

C'est sans doute un autre niveau de difficulté que de décrire un objet technique figé et daté, en réponse à une question précise, mais faute de ce type de sensibilisation, nos enfants seront sclérosés avant d'avoir fini d'être jeunes.

 

 

 

 

QUELQUES REPERES BIBLIOGRAPHIQUES

 

 

Le livre scientifique et le livre de vulgarisation scientifique en France, actes du colloque de Nice 1978, K.G. Saur, Paris, 1980

 

L'information scientifique et technique dans l'entreprise de production, actes du colloque savoir-produire, Paris, La documentation Française, 1984.

 

Bachelard G. La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1967.

 

Club Scientifiction (Bastide F, Guedj D., Latour B., Stengers I.), comment traduire la science : en la trahissant, in Education Permanente numéro 93/94 : que faire des nouveaux médias, Paris 1988.


Deforge Y. Technologie et Génétique de l'objet industriel, Paris, Maloine, 1985.

 

Jacobi D. et Schiele B. Vulgariser la science, le procès de l'ignorance, Seyssel, Champ vallon, 1988

 

Giordan A., Culture, éducation, communication scientifique et évaluation, Actes des journées de Nice, Z'Edition, Nice, 1986.

 

King Lester S., Why not say-it clearly ? A guide to scientific writing, Little Brown and Co, Boston, 1978


Levy-Leblond J.-M. L'esprit de sel, Paris, Le Seuil. coll. Point-science, 1981


Levy-Leblond J.-M., La vulgarisation : mission Impossible ?, in Mettre la Science en Culture, ANAIS, Nice, 1983.

 

de Pracontal M.: L'imposture scientifique en dix leçons, Paris, La découverte, 1986.

 

Piaget J., L'explication en sciences, Flammarion, Paris, 1973


Pirsig R.M. Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, Le Seuil, Paris, 1984.


Roqueplo P. Penser la technique, pour une démocratie concrète, Paris, Le seuil, 1983.


Simondon, G. Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.

 

 

 

 



[1] : il s'agit de spécificités sémantiques autres que les caractéristiques conventionnelles des communications de recherche scientifique.

[2] : pour reprendre une expression bien connue de J.-M. Levy-Leblond

[3] : quelque chose comme "il ne comprend pas ce que j'explique, car il croyais que tel mécanisme (qui en est à la base) fonctionnait comme cela donc il faut que je reprenne mon explication bien en amont"

[4] : voir Club Scientifiction (Bastide F, Guedj D., Latour B., Stengers I.)  , comment traduire la science : en la trahissant, in n°93/94 spécial Education Permanente : que faire des nouveaux médias, Paris 1988